Discours prononcé le 18 novembre 2005 à l'Université catholique de Louvain lors de la remise à Simon Leys du doctorat honoris causa

Pour prendre congé

UNE IDÉE DE L’UNIVERSITÉ


Jacques Chardonne disait : « Quand vous entendez le bruit des applaudissements, vous savez qu’il est temps de s’en aller. » Sage conseil que je vais m’empresser de suivre, mais pas sans avoir au préalable saisi cette occasion pour exprimer ma gratitude aux professeurs Ginette Michaux et Pierre Piret, au doyen Heinz Bouillon et aux autorités académiques qui ont pris la généreuse initiative de me conférer ce doctorat.
Mais comme on m’a dit que l’usage était, pour le récipiendaire de pareil honneur, d’offrir, outre ses remerciements, quelques réflexions sur un sujet de son choix, j’ai pensé qu’il pourrait être approprié de vous parler très brièvement d’une question qui nous tient tous à cœur : « l’idée de l’université » (j’emprunte cette expression au lumineux livre du cardinal Newman, The Idea of a University, qui, depuis un peu plus de cent cinquante ans, doit demeurer pour nous la référence fondamentale) – l’idée de l’université et les menaces qui pèsent maintenant sur elle.
Le sujet est énorme, mais je vais l’aborder ici dans la perspective limitée d’une bien modeste expérience personnelle. Au départ, l’idée que je me suis formée de l’université, je l’ai acquise à Louvain, il y a un demi-siècle, au contact de quelques maîtres que nous admirions tous. Puis, pendant une quarantaine d’années, j’ai poursuivi un travail de recherche et d’enseignement dans diverses universités, en Extrême-Orient tout d’abord, puis principalement en Australie – avec plusieurs intermèdes à Paris et aux États-Unis. Cette carrière a été heureuse : toute ma vie, j’ai eu la chance de faire un travail que j’aimais dans des milieux sympathiques et intéressants. Vers la fin, toutefois, des modifications profondes se sont mises à affecter l’institution universitaire – et je ne parle pas de problèmes locaux et particuliers, mais d’un phénomène plus général, probablement planétaire. Comme ces modifications éloignaient de plus en plus l’université du modèle auquel j’avais consacré mon existence, je décidai finalement de m’en retirer, six ans avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. Considérant la façon dont les choses ont évolué dans la suite, c’est une décision que je n’ai jamais regrettée.
Vers la fin de sa vie, Flaubert a écrit dans une de ses admirables lettres, à son ami Tourgueniev, une petite phrase que je voudrais placer en tête de mes réflexions, car elle les résume très bien : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler. » Tels sont bien les deux pôles de la situation : d’une part « la tour d’ivoire », d’autre part « la marée de merde ». Considérons d’abord la tour d’ivoire. C.S. Lewis a observé que, pour mesurer la valeur de n’importe quelle chose, que ce soit un tire-bouchon ou une cathédrale, il faut savoir de quoi il s’agit, à quel usage c’est destiné et comment on s’en sert. Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. Aussi la définition de l’université ne prête-t-elle guère à discussion, il me semble. L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire.
En ce qui concerne son mode d’opération, l’université requiert quatre facteurs. Les deux premiers sont indispensables, les deux autres sont importants, mais parfois facultatifs.
1) Une communauté de savants. Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : « Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université… », mais un universitaire l’interrompit aussitôt : « Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université. » On ne saurait mieux dire. Les seuls employés de l’université sont les administrateurs professionnels, et ceux-ci ne « dirigent » pas les universitaires – ils sont à leur service.
2) Le second facteur indispensable : une bonne bibliothèque. Cette évidence se passe de commentaire.
3) Les étudiants. Ils constituent un élément important, mais pas toujours indispensable. Il est bon de former des étudiants, mais il n’est pas souhaitable de les attirer à tout prix par tous les moyens et sans discrimination. Les étudiants étrangers – payants – rapportent annuellement près de deux milliards de dollars aux universités australiennes. Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller. (Récemment, des étudiants payants qui avaient été recalés pour plagiat ont été autorisés à représenter leurs examens ; leur trop scrupuleux examinateur fut, lui, démis de ses fonctions.) En fait, je rêve d’une université idéale : les études n’y mèneraient à aucune profession en particulier et ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme. Mais peut-être cette université idéale existe-t-elle déjà ? Voyez le Collège de France.
4) Des ressources matérielles – qui peuvent être de provenance variée : soutien gouvernemental, mécénat privé, etc. L’importance de l’argent est évidente, il serait sot de le nier. Mais rappelez-vous pourtant qu’on a vu d’admirables universités fonctionner dans un dénuement extrême. L’université de Pékin par exemple, durant les quinze premières années de la jeune République chinoise, a joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays, et cependant, faute de ressources, ses enseignants, qui constituaient une élite exceptionnellement jeune et brillante, restaient parfois plusieurs mois sans toucher leur salaire.
Ayant ainsi esquissé ce rapide portrait de notre tour d’ivoire, examinons maintenant « la marée de merde » qui en bat les murs.
Deux points essentiels sont particulièrement exposés aux attaques.
Premièrement, le caractère élitiste de la tour d’ivoire – qui dérive de sa nature même – se trouve dénoncé au nom des principes d’égalité et de démocratie. Mais, si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre – qui est celle de la justice sociale –, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit, où il n’a aucune place. La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu. (La grâce de Dieu : des auditeurs m’ont demandé si j’étais janséniste. Il n’en est rien. Je pensais seulement à la parabole des Ouvriers de la onzième heure et à celle du Fils prodigue. Les ouvriers qui n’ont travaillé qu’en fin de journée reçoivent une aussi belle récompense que ceux qui ont trimé depuis l’aube. Le jeune voyou qui rentre à la maison après mille frasques est fêté comme un prince par son père, alors que son aîné, qui fut toujours attentif et zélé, ne bénéficia jamais d’une telle faveur. Réconfortante leçon : nous ne méritons rien, mais nous recevons tout. Tandis que le janséniste qui mérite tout craint fort de ne rien recevoir.) Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste.
Le second point sur lequel la tour d’ivoire se trouve constamment menacée et battue en brèche, c’est son caractère désintéressé. Le cœur du problème est bien résumé par un axiome de Zhuang Zi (le grand penseur taoïste du IIIe siècle avant J. -C. – un des esprits les plus profonds qu’ait produits l’humanité) : « Tous les gens comprennent l’utilité de ce qui est utile, mais ils ne peuvent comprendre l’utilité de l’inutile. » L’utilité supérieure de l’université et son action efficace sont entièrement fonction de son apparente « inutilité ».
Les écoles professionnelles et techniques sont fort utiles, tout le monde comprend ça ; les universités sont inutiles – transformons-les donc en un ersatz d’écoles professionnelles : telle est la mentalité qui menace aujourd’hui la survie de l’université. Les pressions exercées sur elle par ses principaux bailleurs de fonds pour qu’elle justifie son existence en termes quantitatifs et utilitaires sont probablement le plus redoutable facteur de corruption auquel elle doit maintenant faire face.
Je ne vais en donner qu’une seule illustration, n’ayant pas le temps, ici, d’en dire plus, mais celle que je vais vous donner me paraît avoir valeur de symbole : récemment une grande et vénérable université européenne, pressée par de cruelles contractions budgétaires, se vit obligée de renoncer à toute une partie de son programme. Elle sacrifia donc son département le plus vulnérable, le plus dispendieux, le moins productif et le moins rentable – le département qui ne proposait nul débouché à ses diplômés, et qui, d’ailleurs, ne rendait aucun service à la société ni à l’État. Elle abolit son département de philosophie pure – tour d’ivoire au sein de la tour d’ivoire, noyau historique central et primordial de toute l’institution universitaire.
Quand l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme. Il y a plus de cinq cents ans, Érasme a défini en une phrase l’essence de l’entreprise humaniste : « On ne naît pas homme, on le devient (homo fit, non nascitur). » L’université n’est pas une usine à fabriquer des diplômés, à la façon des usines de saucisses qui fabriquent des saucisses. C’est le lieu où une chance est donnée à des hommes de devenir qui ils sont vraiment.